[plastik]

Mail de Patrice Loubier, utilisé pour la revue [plastik] sur le collège invisible.

Bonjour Aurélien,

Comme le temps presse déjà pour notre projet de publication et que je n’ai pu encore accédé à l’ensemble de tes travaux via tes sites (les icônes de ton projet « Ninja’s Gate » notamment débouchant sur un « empty référence »), je t’envoie ce soir quelques observations sur ce que j’ai pu voir et me représenter de ta démarche, aussi générales ou hypothétiques soient-elles à ce stade.

Pour commencer, je dirai que je trouve très féconde cette idée de « société de production fictive » par laquelle tu définis l’activité d’abcréation. Il y a dans l’esprit même qu’implique cette formule une attitude ludique qui ne peut que me plaire. Affiche, bande annonce, teaser, t-shirts et autres produits dérivés, sampling : par son caractère protéiforme et mimétique, ta « production » (au double sens du terme) me paraît un bel exemple de ces démarches postdisciplinaires qui sont à mes yeux l’une des manifestations les plus singulières de l’art actuellement. Ici, la création dite visuelle ou d’art ne craint pas de mettre en jeu son identité en prenant le risque d’ étendre ses formes (et de se confondre) à la multiplicité contemporaine des produits et techniques du visuel et des médias. Démarche postdisciplinaire, donc, en cela qu‚elle recourt selon le contexte à tout médium ou technique opportune à sa visée, qu‚elle fait feu de tout bois sémiotique pour s‚ immiscer et paraître au sein même du réel. La chose est évidemment de moins en moins nouvelle, mais l’historien en moi ne cesse de m‚en étonner.. Que l’artiste, c’est-à-dire : un individu, atteste la singularité de sa contribution en s’appropriant pareille infrastructure de production ubiquitaire pour en user comme d‚un langage, voilà qui devrait nous faire réfléchir sur les conditions contemporaines de l’existence et de la vie du sens au sein d’un stade avancé du spectacle. Les moyens de la production sont, aujourd’hui, éminemment diffus et immatériels, presque, parce que la production est en grande partie non matérielle, si bien que la seule diffusion de la représentation d’un état de choses suffit à en implanter l’ idée et à le faire exister, en un sens. Je lis en ce moment « No Logo », de Naomi Klein, et dans ton travail résonne justement le caractère envahissant de la pub et des marques dont l’auteur démonte les mécanismes, pub qui joue, parodie, subvertit, parasite, et que sais-je encore, les réseaux de communication et les espaces de vie. Je ne sais pas si tu connais ce livre, mais l’analyse que fait l’auteure de la « consommation ironique », attitude où se mêle la résignation lucide, le cynisme libérateur et l’humour serein, m’a paru saisissante de perspicacité et de justesse (p. 110 sq.), et je me demande si on ne pourrait pas y recourir pour approcher ta pratique. Mais d’où vient, au juste, cette fascination pour l’univers commercial et l’ industrie du divertissement chez tant de jeunes artistes (et de jeunes publics), ce succès actuel de ce que je suis tenté d’appeler un « mimétisme entrepreneurial » ? Mithridatisation ou complaisance ? Feinte ironique par laquelle le sujet contemporain serait apte à gagner une position de surplomb sur l’étendue tentaculaire du « spectacle », ou travestissement habile d’une reddition à l’ordre marchand ? Ce type de démarche, séduisante en cela même qu’elle épouse et révèle l’esprit du temps, implique il me semble un équilibre précaire, car la pertinence sur laquelle elle parie lui fait en même temps courir le risque de se réduire à n’être que reconduction du lieu commun consensuel. (Tu reconnaîtras bien sûr, dans cette expression de ma perplexité, la question des plus irritante posée à l‚endroit du Pop art, dont on se demande toujours s‚il est une critique cynique de la société de consommation ou une pure et simple émanation du phénomène.) Que penses-tu, à ce propos, de la remarque de Fabrice Gallis, qui faisait état, dans le courriel qu’il m’adressait récemment, de sa relative perplexité face à la vogue des produits dérivés chez les artistes ? Je conclurai par un propos d’ordre plus technique sur ton projet « Ninja’s Gate », qui pourrait en fait s’appliquer aussi, je pense, à ton site lui-même comme à ton projet de mars pour la Unplugged Session du Collège, une offre de t-shirts où le don coïncide avec la campagne de marketing. « Ninja’s Gate » me semble permettre une double possibilité de lecture selon la description que tu en fais. D’une part, il semble motivé par le jeu intransitif du renvoi, un peu comme s’il s‚agissait d’étourdir (et de s’ étourdir) par la création effervescente de signes flottant dans l’apesanteur sémiotique (un peu à l’image du simulacre de Baudrillard). Me rappelant par exemple les liens aux pages personnelles des « Noëlle » que Noëlle Pujol a espièglement insérés dans sa propre page, je me rends compte qu’il en va peut-être, aussi, de la simple jouissance de créer des chemins de traverse, de multiplier les occasions de détournement, les entorses à la routine ou à l’unidimensionnalité des choses. (Je pense à cet égard à ce site où Matthieu Laurette fournit la « recette » d’une rumeur à faire courir pour perturber deux entreprises rivales) Le signe et la production ne serait pas ancrés à un référent, et nul contrat ne les lierait au monde ou à quelque logos, ils signifieraient, et se dépenseraient, en pure perte. L’autre mode de réception consiste plutôt à supposer à tout ce branle-bas une intention, à motiver ce réseau de signes comme dispositif iconographique au service d‚une signification, d‚un « message » à délivrer à l’interprète. (Sans doute bien sûr ces types de lecture sont-ils présents tous deux à quelque degré dans le travail.) Car je me suis évidemment demandé en prenant connaissance de ton projet : pourquoi le ninja ? Pourquoi la superproduction hollywoodienne, ou encore la culture de divertissement asiatique ? Cette connaissance plus approfondie et détaillée de ton projet me permettrait justement d’en apprécier la singularité, de le distinguer au sein du paradigme que constitue déjà le simulacre de film (je me rappelle deux autres manoeuvres qui exploitaient ainsi le créneau du film fictif : le duo COM & COM (J. H. Heidinger et M. Gossolt) à la dernière Biennale de Venise avait créé une bande-annonce avec effets spéciaux à la clé, affiches et flyers promotionnels (C-Files : Tell Saga); et le Néerlandais Gianni Plescia, ici même à Montréal, avait présenté les photos de plateaux d’un film encore là imaginaire). Là-dessus, je m’interrompt dans l’espoir d’une réponse qui me permettra de préciser ces hypothèses. Beaucoup de questions de fond me semblent posées par ton travail, et il me faudrait une expérience directe et aussi complète que possible pour pouvoir y répondre.

À bientôt et bon travail,

Patrice Loubier